Lecture estivale (2) : JDD ou Journal D’extrême Droite

En cette période estivale, je mets en ligne sur mon blog des articles d’analyse rigoureuse et qui méritent votre attention. Aujourd’hui je publie un texte de Patrick Le Hyaric (ancien directeur de l’Humanité) sur l’évolution des médias avec l’irruption du milliardaire, très réactionnaire, Vincent Bolloré dans le capital de C News, Europe 1 et tout dernièrement le Journal du Dimanche.

Nous ne pouvons pas rester silencieux face à la mainmise de l’extrême droite sur les médias. Après, il sera, peut-être trop tard, pour dire que nous ne savions pas.

JDD ou Journal D’extrême Droite

Saluons une nouvelle fois le courage de l’équipe d’origine du Journal du Dimanche qui a, en vain, tenté d’empêcher la chute de leur titre dans le brun marigot de l’extrême droite. Elle a affronté ce nouvel « ogre* » du capitalisme français, se revendiquant d’une droite catholique traditionaliste très opposée à toute idée de progrès social et vent debout contre les musulmans, qu’est M. Bolloré.

La mobilisation des rédactrices et rédacteurs de l’hebdomadaire a été exceptionnelle par sa longévité. Leur lutte aura porté sur le devant de la scène l’enjeu crucial de l’indépendance du journalisme et le refus net du marché capitaliste comme régulateur du secteur des médias et de la presse et ce, dans le contexte inquiétant que nous traversons.

Après celles et ceux d’I-Télé (devenu Cnews) et de la station Europe 1, le combat de ces journalistes a sonné l’alerte en braquant les projecteurs sur une question centrale : la démocratie et le pluralisme, la liberté de chacune et chacun de se faire sa propre opinion à partir des faits, des réalités sociales, historiques ou scientifiques.

Au bout du compte, nous parlons bien ici de la République française telle que l’ont conçue celles et ceux qui ont contribué à dépasser la monarchie, et telle qu’elle se définit elle-même dans le préambule de 1946 de notre Constitution.

Le moment n’est pas banal, et ne doit en rien être compris comme tel.

Cela fait certes des années que la grande presse est passée sous la coupe des puissances industrielles et financières, avec son lot de normalisations de son modèle économique et de ses grandes lignes éditoriales, avec ses batteries de pressions et de soutien aux forces de l’argent contre les combats des travailleurs et, souvent, des créateurs, cela de connivence aussi avec des responsables politique chargé de faire perdurer le capitalisme.

Cette fois, nous assistons à un tournant politique – inconnu depuis la Libération et les ordonnances sur la liberté de la presse de 1944. Vincent Bolloré ne s’empare pas du Journal du Dimanche et de Paris Match avec le souci de maintenir des journaux en vie, ou pour faire vivre le pluralisme, mais pour les transformer en armes de destruction massive de la République française, placées au service exclusif de la droite extrême et de l’extrême droite. Il le fait dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, après avoir mis les chaînes de télévision C8 et Cnews au service de la campagne du sinistre M. Zemmour venu du Figaro. Sans doute, faudra-t-il lire désormais sans équivoque les trois lettres « JDD » pour « Journal D’extrême Droite ». Le nouveau directeur de la rédaction, Geoffroy Lejeune est un proche de Marion Maréchal - Le Pen et a été un soutien de la première heure d’É. Zemmour dont il avait d’ailleurs imaginé l’élection dès 2015 dans un livre titré, Une Élection ordinaire. Le fait que G. Lejeune ait été révoqué du magazine d’extrême droite Valeurs actuelles parce que les propriétaires de ce magazine le considéraient comme étant « trop d’extrême droite » dit tout de l’orientation éditoriale qui noircira désormais les pages du journal fondé en 1946 par Pierre Lazareff, ancien résistant, lequel doit certainement aujourd’hui se retourner dans sa tombe.

Les mercenaires de V Bolloré et le nouveau directeur de la rédaction ont donné un aperçu de leurs intentions éditoriales lorsqu’ils ont rejeté, il y a une semaine, la proposition d’une charte déontologique prohibant « la publication de tout propos raciste, sexiste ou xénophobe » – autrement dit, ils ont refusé de retranscrire dans un règlement intérieur ce qui est stipulé dans le droit et dans nos lois.

La méthode Bolloré s’apparente à celle d’un rapace : d’abord, en véritable ogre donc, il avale ce qui reste du groupe Lagardère et laisse croire que c’est Arnaud Lagardère qui fait le ménage au JDD, comme à Paris Match et Europe 1 alors que celui-ci n’est devenu qu’un pantin dans la guerre intra-capitaliste qui le consume. Ensuite, les équipes en place des médias et journaux rachetés sont sommées de se soumettre ou de se démettre. La négociation n’est pas un mot très prisé chez les puissants d’autant que le pouvoir et de nombreuses forces ont tranquillement laissé faire.

Les républicains et les progressistes sous-estiment gravement la nature de la croisade idéologique et culturelle à l’œuvre, la nature des néo-conservateurs et de l’extrême droite qui ont réussi à accréditer l’idée qu’il existerait une domination idéologique de la gauche dans les médias qu’il s’agit d’abattre. Cette farce a encore réuni ces derniers jours le LR d’Éric Ciotti et les extrêmes droites d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen qui ont attaqué la rédaction sortante du Journal du Dimanche et bruyamment soutenu le patron Bolloré. Comme ils en ont l’habitude, ils ont agité le chiffon, défraîchi, du pluralisme pour un projet qui vise précisément à l’étouffer. Au moment même où se déroule cette opération, le milliardaire Rodolphe Saadé, qui fait fortune dans le transport maritime, rachète le titre La Provence et le richissime Tchèque Daniel Kretenski s’octroie des parts substantielles dans les comités directeurs de plusieurs grandes entreprises nationales en même temps qu’il se retrouve au capital de plusieurs journaux. Redisons-le, les capitalistes n’achètent pas des médias pour l’amour de l’art ou du risque, ni pour le bien de l’humanité.

Dans ce contexte, on mesure la profondeur de la lâcheté de tous les défenseurs professionnels de la liberté de la presse, la pleutrerie macronienne, celle du gouvernement et de quelques autres qui n’ont rien trouvé à redire du refus de négocier la charte déontologique citée ci-dessus ni de la décapitation d’une rédaction qui, pourtant, les a souvent servis avec zèle.

Quand le seul ministre du gouvernement, M. Pap Ndiaye, a dit la vérité sur la nature du projet politique des relais de V Bolloré, il a été fusillé du silence de ses pairs, avant d’être débarqué, précisément comme trophée offert à l’extrême droite. Ce que confirme d’ailleurs le nouveau JDD paru dimanche dernier dans lequel le prétendu philosophe Luc Ferry traite l’ancien ministre de l’Éducation nationale « d’intellectuel fanatiquement hostile à notre universalisme républicain ». Rien que ça !

Le refus d’inscrire, dans la charte déontologique de ce que l’on continue de nommer le groupe Lagardère News, l’interdiction de quelque contenu « xénophobe, homophobe, antisémite ou sexiste » que ce soit est bien une violation flagrante de la Constitution qui proclame dans son article premier : « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »

La mutation historique en cours signe la fin d’une période où, après avoir organisé l’agonie des ordonnances de 1944 sur la liberté de la presse, voici que les connivences politiques avec les milieux d’affaires leur donnent le coup de grâce.

Rappelons que le programme des Jours heureux du Conseil national de la résistance (CNR), adopté en 1944, proclamait « la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression, la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères, la liberté d’association, de réunion et de manifestation ».

Ces ordonnances visaient à mettre fin à la concentration de la presse, à mutualiser la distribution et l’impression, et à en finir avec la presse collaborationniste.

Aujourd’hui, c’est le grand bond en arrière, les corbeaux noirs qui tentent de renaître de leurs cendres, si j’ose dire, avec la nomination au JDD d’un directeur de la rédaction qui, au même poste, à Valeurs actuelles faisait ses petites couvertures racoleuses à coups de pseudo « invasion musulmane », d’hypothétique « ensauvagement des banlieues » ou encore de mythes éculés de « barbares venus de l’étranger ». Art consumé qu’il a d’ailleurs appliqué au-delà de l’ignoble dès sa première édition du 6 août. Voilà qui est celui qui s’est empressé de s’entourer de gratte-papiers issus de National hebdo, périodique du Front national, et de Minute, feuille de chou rance, prétendûment journal qui donne « à la fois la nausée et les mains sales », selon l’exacte définition de feu Pierre Desproges.

Les idées qui ont mené au soutien à Pétain et à la collaboration avec le nazisme ont pignon sur rue lorsqu’on allume les écrans de certaines télévisions et contrôlent maintenant le seul hebdomadaire dominical national. Mais un autre élément doit encore nous préoccuper ! Cette évolution du dispositif médiatique n’est pas sans conséquence sur les contenus et les méthodes des autres médias, et crée un bain idéologique et culturel dans lequel le pluralisme se rétrécit à vue d’œil.

La droite extrême la plus antisociale et antienvironnementale, l’extrême droite la plus « décomplexée » et leurs médias ont réussi à imposer dans le débat public des « mots twistés » pour en faire des « marqueurs », fabriquant tout un imaginaire de pensée : « autorité », « ordre Républicain », « bataille civilisationnelle », « islamo-gauchistes », « immigration du fait accompli », « grogne sociale », « ultragauche », « éco-terrorisme », « la réalité économique qui impose la rigueur », les pauvres qui seraient « des profiteurs de l’action sociale », « les sans-emploi qui ne veulent pas travailler »... Et que dire de la manière dont sont tordus des mots comme, « laïcité », « égalité » ou même « fraternité ».

Le premier numéro de l’ère Bolloré est « l’avant-gout » de ce qui se prépare. Tout y est : la « défense – sans nuance – de la police », l’éducation et la culture « en perdition », les quartiers populaires « trop aidés ». L’inénarrable Pascal Praud est de la partie pour cracher son venin sur les « artistes, intellectuels et éditorialistes » qui ont osé critiquer le coup de force du milliardaire breton. Le sieur Naulleau profite d’une critique du film Barbie pour éructer contre « le néo-féminisme (qui) dissimule une formidable entreprise de régression sous les apparences du progressisme » tandis qu’une vidéo sur le site web du journal ne retiendra pour image de la participation des jeunes catholiques français aux Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) avec le pape François que celle d’un groupe chantant à la gloire d’É. Zemmour.

La guerre idéologique s’amplifie, s’intensifie, se durcit donc. 

Elle se mène sous nos yeux contre la gauche dans son ensemble, contre le caractère universel du genre humain, contre le multiculturalisme, l’égalité des droits et la justice pour les exploités et les opprimés – tout ce qu’ils ont étiqueté du nom de « wokisme ».

Face à une telle entreprise, confortant la banalisation – dans toute l’Union européenne – des extrêmes droites, on ne peut rester indifférent. On ne peut rester regarder la marche vers le pire sans réagir ! Un sursaut est indispensable sans quoi nous ne tarderons pas à nous en mordre les doigts.

Tous les citoyens, tous les démocrates, tous les créateurs, tous les journalistes et les travailleurs, nous toutes et tous sommes confrontés désormais à l’enjeu du droit à l’information, au droit à la vérité et à la liberté de pouvoir réfléchir, s’organiser, agir pour l’amélioration des conditions de vie, pour le climat et la biodiversité ou pour la paix.

En s’emparant de pans entiers de l’industrie des médias, de l’édition, des jeux vidéo, de la distribution de vidéos en ligne, de la publicité, de grandes salles de spectacles comme l’Olympia, d’une grande librairie boulevard Saint-Germain d’un système mondial de billetterie, l’ogre Bolloré se mue en pieuvre d’un nouveau type qui privatise à tour de bras, l’industrie culturelle et médiatique, réduisant le ministère de la Culture et de la Communication à une coquille vide.

On peut craindre que les états généraux dits « de l’information » dont on nous parle depuis plus d’un an et demi ne servent qu’à entériner cet état de fait au nom de la « sous-capitalisation des titres de presse » et de l’action pour empêcher les géants du numérique nord-américains d’envahir tout l’espace. Peut-être aussi que fait déjà partie de l’équation la vive tentation de M. Macron de modifier la Constitution pour pouvoir se représenter à une troisième élection présidentielle d’affilée, avec le but d’être réélu sur tapis vert, croit-il, face à Mme Le Pen que ces médias auront favorisée.

Mais, à l’unisson de nombreuses voix dans le pays, je veux avertir solennellement : À trop jouer avec le feu, on s’y brûle ! Le tournant historique que fait franchir V. Bolloré au secteur de la presse et des médias amplifie la stratégie d’un capitalisme mondialisé, financiarisé et militarisé qui, pour servir son idéologie, a plus que jamais besoin d’un complexe médiatique qui lui est aliéné le protégeant de la contestation globale qui se développe.

La question sociale revient en force, la demande de services publics consolidés et démocratisés regagne du terrain, les luttes pour la préservation du climat et la biodiversité s’amplifient et ont besoin d’expertises contradictoires et de vérité ; les mouvements d’émancipation des femmes, avec la demande d’égalité, prennent de l’ampleur, une partie de la jeunesse questionne à raison la nature de leurs études, le sens et l’utilité de leur travail ; aux États-Unis, les cinéastes viennent de mener une longue lutte pour la liberté de création ; la jeunesse du continent africain crie justice et humanisme ; la géopolitique mondiale est bouleversée dès lors que les pays du Sud s’organisent et se font entendre contre la domination occidentaliste capitaliste.

Le système, l'ordre capitaliste, ne peut tolérer ce mouvement général et s’acharnera à l’invisibiliser et à l’étouffer.

Le complexe médiatique est partie intégrante de cette lutte de classe qu’il mène avec de considérables moyens. À rebours de la pensée de Kant – qui considérait que le processus d’émancipation des individus ne peut subsister que dans un régime de libre communication entre les citoyens et dans leur accès à une information diversifiée et de qualité, la concentration des médias et de la presse exacerbe au contraire les inégalités de droits à un traitement pluraliste de l’actualité tout en escamotant les producteurs de richesse que sont les travailleurs de toute origine.

Au même titre que l’accès au travail émancipé, à l’éducation, à un environnement sain, l’accès à une information de qualité, diversifiée, décortiquée à partir d’angles différents est un enjeu de premier ordre pour les humanités de chacune et de chacun et notre humanité commune. Cela implique de respecter le travail et le métier de journaliste qui est un travailleur de l’information, un défricheur et un enquêteur, un éclaireur voire un lanceur d'alerte. Ce métier ne peut s’exercer dans la précarité ni au seul moyen de l’intelligence artificielle.

La concentration des médias se fait au nom de la sacro-sainte propriété privée. Or, selon la loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel (dite loi Léotard), les chaînes que les milliardaires possèdent ne sont que des concessions d’État à titre temporaire. La concession est un « mode d’occupation privatif du domaine public de l’État », aux termes de l’article 22 de cette loi. Or, avec la complicité de tous les gouvernements depuis lors, ces concessions se transforment en appropriation privée.

La loi de 1986 n’empêche pas la concentration, mais elle contient des moyens d’action pour les gouvernements, dont celui de la sauvegarde du « mieux-disant culturel ». Les membres du gouvernement d’Élisabeth Borne mentent donc lorsqu’ils ont affirmé qu’ils n’ont pas à intervenir dans les choix en cours. Il existe de multiples exemples où les pouvoirs successifs ont favorisé tel journal ou telle chaîne de télévision tandis qu’ils laissaient (ou contribuaient à) étouffer l’Humanité, ainsi que je puis largement en témoigner**

Le combat pour une appropriation publique des médias est un combat d’actualité et devrait devenir un grand combat populaire.

Il implique l'élaboration d’une réforme progressiste et profonde du secteur, comprenant notamment :

- La rénovation des aides à la presse indépendante ne bénéficiant ni du soutien, ni des capitaux des milieux d’affaires, ni de la publicité.
- La consolidation, le développement et la démocratisation du pôle public de la radio et de la télévision qui pourrait devenir une référence de l’information de qualité, du traitement pluraliste des événements, un moteur de la création culturelle et de la vulgarisation de la culture scientifique.
- L'adoption d’une loi anti-concentration interdisant la prise de contrôle de plus de 20 % du capital d’une entreprise de médias. Ce dispositif devrait s’appliquer à l’ensemble des industries culturelles et numériques. Tout ceci gagnerait à être conforté par un nouveau statut juridique des rédactions permettant de garantir leur indépendance.

Le combat des anciennes équipes du Journal du Dimanche et de nombreuses rédactions mérite d’être poursuivi par l’engagement du plus grand nombre dans un grand débat public et par l'adoption d’une nouvelle législation où l’information, la presse et les médias joueraient un rôle d’intérêt public au service de l’émancipation de toutes et tous, et aideraient à affronter les défis humains et environnementaux communs.

Ce devrait être le sens des « états-généraux de l’information » annoncés qui devraient clairement proclamer cette évidence : l’information n’est pas une marchandise. Elle est un bien public.

Que l’on soit fidèle à ces propos d’Albert Londres : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie en mettant en balance son crédit, son honneur, sa vie. »

* Histoire d’un ogre est le titre du dernier livre d’Erik Orsenna dans lequel il décrit par le menu, à la manière d’un conte satirique, les tribulations de Vincent Bolloré (Gallimard, 2023).
** Alors que je demandais (en vain) à différents gouvernements un prêt bancaire ou une augmentation des aides aux quotidiens à faibles ressources publicitaires pour que l’Humanité puisse survivre, il m’était toujours répondu qu’il n’y avait « aucune possibilité » bien que des cadres de cabinets ministériels m’aient informé par ailleurs de la façon dont de grands journaux nationaux avaient bénéficié d’aides « hors-cadre » sur simple injonction présidentielle, et dans la perspective des élections à venir.

Patrick Le Hyaric

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