Les agriculteurs ont raison de vouloir vivre de leur travail

Le monde agricole en France et en Europe traverse une crise importante. Les agriculteurs multiplient les actions qui démontrent un ras-le-bol généralisé. J'apporte mon éclairage sur ce secteur que j'ai bien connu dans la ferme de mes parents.

Les prix payés aux producteurs par les entreprises de transformation et de distribution ne permettent pas de couvrir des coûts de production en hausse et d’assurer des rémunérations dignes. Pendant que les prix agricoles s’effondraient de 10% en un an, les prix alimentaires augmentaient de 14% et les marges des grandes entreprises agroalimentaires flambaient. La concurrence "libre et non faussée", le libre échange sans règles sanitaires, l'élargissement sans fin de l'Union européenne et la financiarisation de l'agriculture conduisent au chaos. Il y a un cap à tenir, ne rien céder sur la nécessaire transformation de l'agriculture vers une pratique agroécologique rémunératrice, tournée d'abord vers la consommation locale et non d'abord exportatrice. Paysans ne vous trompez pas de cible. comme le dit fort opportun de Hervé Kempf;

La FNSEA, dirigée principalement par les gros céréaliers et qui co-gèrent avec les gouvernements successifs les dispositions de la Politique Agricole Commune, a été débordée par la base, qui ne s’y retrouve pas. Pour tenter de canaliser le mouvement,, la FNSEA vient de publier une liste de 24 revendications en direction du gouvernement. Si certaines demandes doivent être soutenues (paiement des aides, diminution de la taxe sur le gazole non routier, augmentation des revenus, ...), d'autres révèlent une volonté de poursuivre une agriculture destructrice au nom de la liberté de produire n'importe quoi, n'importe comment. Nous avons besoin d'encadrement et de normes.

Dans les revendications de la FNSEA, on trouve des demandes inacceptables :

- rejet du plan ecophyto qui vise à réduire la quantité de pesticides utilisés.

- accélération du stockage de l'eau, avec les pompages en nappes phréatiques.

- rejet en bloc des ZNT (zones de non traitement), par exemple les bandes de terrain limitrophe d'habitations où les épandages sont interdits.

- refus du zonage des zones humides dont le rôle est essentiel pour la biodiversité.

- faciliter la construction d'installations agro-industrielles.

- placer l'ANSES, l'agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, sous tutelle du ministère de l'agriculture.

Par contre, je vous invite à lire les positions de la Confédération paysanne (ICI) qui doivent être soutenues, car elle sont justes et légitimes. Quant aux "normes" qui pèsent sur l’activité agricole, elles sont à l’image du "carcan" bureaucratique qui s’impose petit à petit à toutes les activités humaines et qui est consubstantiel de l’ultralibéralisme économique. La revendication d’un allègement des normes administratives les plus aberrantes est légitime. Mais derrière ce rejet des « normes » se profile aussi les exigences moins avouables des lobbies productivistes de mettre à la poubelle toute réglementation de protection de l’environnement.

Il y a urgence à sortir l’agriculture et les paysans de ce système ultralibéral et productiviste qui les asphyxie.

Le monde agricole est au croisement de trois types d’évolution et d’enjeux difficilement conciliables : une transformation du modèle familial de l’agriculture, des besoins alimentaires qui changent et une nécessaire préservation des écosystèmes. Il est nécessaire de bien comprendre ce tableau avant de proposer des solutions.

Une agriculture sans agriculteurs

Le premier constat est que l’agriculture a subi de profondes transformations qui ont fragilisé notre modèle agricole. Le nombre de chefs d’exploitations a drastiquement diminué. Ils sont aujourd’hui 400 000 et représentent 1.5% de l’emploi total contre 7.1% il y a 40 ans. Le nombre d’exploitations est lui passé de 1.5 millions en 1970 à 389 000 en 2020. La population est faiblement féminisée avec 73% d’hommes et très vieillissante, plus de la moitié des exploitants ayant plus de 50 ans.

Enfin, nous avons souvent une vision monolithique du monde agricole qui masque d’immenses disparités. D’abord, les chefs d’exploitations ne sont pas les seuls travailleurs agricoles. Il y a près de 700 000 actifs (CDI, DD, contrats saisonniers) qui sont embauchés directement par les exploitants et 185 000 par l’intermédiaire de sociétés spécialisées. La colère des exploitants ne doit pas faire oublier l’immense silence des salariés, dont certains, souvent étrangers, sont exploités dans des conditions inadmissibles.

Ensuite, si 18% des ménages agricoles vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 13 000 euros par an, le patrimoine médian net (après déduction des emprunts) des agriculteurs n’a cessé de progresser atteignant 510 500 €. Si le revenu moyen, lissé sur 10 ans est de 29 500 euros, l’éventail des revenus est très large : 10% des exploitations ont un revenu négatif, alors que les revenus les plus élevés atteignent 70 000 € pour les 10% les plus riches. Certaines filières comme l’élevage sont bien plus touchées par la baisse du nombre d’exploitations et des revenus plus faibles qui sont de 18 600 euros en moyenne pour l’élevage bovin, contre 50 700 pour les grandes cultures.

Mais surtout, c’est le modèle familial qui est en crise. La présence de parents ou d’enfants renforce le célibat des agriculteurs, qui est souvent mal vécu. Aujourd’hui 80% des conjoints ont une autre activité. De nombreuses exploitations ne trouvent ainsi pas de repreneurs. Même dans le cas des grandes exploitations, la succession n’est jamais simple en dépit d’un capital élevé. L’augmentation de la taille des exploitations ne permet plus aux nouvelles générations attirées par l’agriculture de s’installer en raison du cout exorbitant de la reprise des exploitations, devenues gigantesques. Il est donc urgent de repenser la taille et la nature des exploitations agricoles et de transformer en profondeur le modèle social agricole.

Une épidémie de pauvreté, d’obésité et de profits…

Nous ne devons jamais oublier le sens de la production agricole, c’est ce qui donne sens au travail des agriculteurs. Or la perte de sens dans leur travail et le relatif divorce entre les consommateurs des zones urbaines et les agriculteurs des milieux ruraux sont des composantes du malaise actuel. L’objectif de la production agricole est de produire une alimentation saine et abordable. Dans ce contexte, la société française fait face à deux enjeux majeurs, l’insécurité alimentaire d’une part et l’obésité d’autre part.

En mars 2023, la hausse des prix s’élevait à 5,7 % sur un an pour l’ensemble des produits, et à 16 % pour les produits alimentaires. Cette inflation a accru une insécurité alimentaire qui touche maintenant près de 16% des Français, alors qu’ils n’étaient que 9% en 2016 à devoir sauter des repas, selon une étude du CREDOC. Pire 45% des Français ne mangent pas les aliments qu’ils souhaitent selon la même étude et 41% restreignent leurs dépenses d’alimentation.

L’autre facette de la crise est l’augmentation rapide du nombre de citoyens en situation d’obésité. Leur nombre est ainsi passé dans la population globale de 8,5 % en 1997 à 17 % en 2020. Cette augmentation est encore plus rapide chez les moins de 25 ans passant de 2.1% à 9.2%. Cette épidémie d’obésité est notamment la conséquence d’une alimentation de plus en plus industrielle dopée par une publicité agressive, qui propose des aliments très caloriques riches en lipides et en sucres, notamment à nos enfants. L’obésité est également la conséquence de la paupérisation des ménages, 25% des personnes dont les revenus mensuels sont inférieurs à 900 euros sont obèses, contre 7% de celles dont les revenus dépassent 5 300 euros. Les produits ultra-transformés et les plats préparés présentent malheureusement des alternatives moins couteuses et plus adaptées lorsque ces mêmes ménages sont mal-logés, sans espace pour cuisiner ou avec des horaires décalés. Une partie de la population ne peut pas se nourrir du fait de prix trop élevés et d’autres sont addictes à la malbouffe.

Cette insécurité alimentaire et cette épidémie d’obésité permettent l’enrichissement de grands groupes. L’industrialisation de la production agricole va de pair avec la captation de la valeur ajoutée par les multinationales de la transformation comme Nestlé, Danone, Lactalis et de la consommation comme Carrefour, Auchan ou Leclerc, qui accroissent la malbouffe et organisent la faible rémunération de certains agriculteurs. Le groupe Lactalis est le 10ème groupe agro-alimentaire mondial avec 28 milliards de chiffre d’affaires, devant Danone avec 27 milliards de chiffre d’affaires. Le groupe Carrefour a lui pleinement profité de l’inflation avec un bénéfice net en hausse de 26% en 2022, à 1,35 milliard d’euros contre 1,07 en 2021.

Cette captation de valeur s’accompagne d’enrichissement personnel. Emmanuel Besnier le PDG de Lactalis est devenu la 6ème fortune de France, passant de 3 Md€ en 2007 à 13,5 Md€ en 2023. La fortune de Gérard Mulliez, fondateur du groupe Auchan atteignait 22 milliards d’euros en 2022. La loi EGALIM 2 n’a pas tenu ses promesses, l’inflation se poursuit alors que dans le même temps les prix agricoles sont en baisse (-31,3 % en céréales, -8,4 % en vins, -8,5 % en volailles, – 4,3% en gros bovins, – 11,2 % en œufs), quand les coûts de production sont à des niveaux très élevés.

L’agriculture est aussi percutée par des changements de pratiques alimentaires avec une baisse de la consommation de vins et de viandes bovines. Un autre facteur important est la baisse des dépenses d’alimentation des ménages qui sont passés de 38% en 1950 à 18% en 2021, au détriment des communications et du logement dont la part est passée de 16% à 20%. La crise immobilière et le coût du logement ont donc par ricochet évidemment un effet sur le modèle agricole.

Des agroécosystèmes mis en danger par notre modèle agricole

Notre modèle agricole héritée de la révolution verte initiée à la sortie de la Seconde Guerre mondiale a permis une augmentation historique de la production. Entre 1945 et 1995, le rendement moyen des blés français a connu près d’un demi-siècle de hausse continue, passant de 14-15 quintaux/ha à 70 q/ha. Cette augmentation historique de la production s’est faite au détriment de la résilience des cultures aux évènements climatiques et au prix d’une mécanisation et d’un usage croissant d’engrais et de pesticides, qui alimentent le changement climatique et l’extinction des espèces.

La France utilise toujours plus de pesticides. Leur vente s’est accrue de près de 10% entre 2009 et 2018, passant de 64 000 tonnes à 85 000 tonnes. Cet usage massif des pesticides est la première cause de l’extinction massive des populations d’insectes et d’oiseaux. Les pesticides sont aussi la cause du déclin des populations d’abeille. L’agriculture est aussi le second poste d’émissions de Gaz à effet de serre de la France et il diminue très peu.

Il est donc urgent de diminuer drastiquement l’usage des pesticides et des engrais et d’adapter notre agriculture en favorisant les espèces, variétés et pratiques agricoles résilientes aux sécheresses et aux attaques d’insectes. Il faut donc des normes et il faut les faire respecter pour notre environnement, mais aussi pour la santé des paysans. L’expertise de l’INSERM de 2021 confirme la forte présomption de lien entre l’exposition aux pesticides et six pathologies graves: lymphomes non hodgkiniens (LNH), myélome multiple, cancer de la prostate, maladie de Parkinson, troubles cognitifs, bronchopneumopathie chronique obstructive et bronchite chronique. Il existe aussi une présomption forte de lien entre l’exposition aux pesticides de la mère pendant la grossesse ou chez l’enfant et le risque de certains cancers chez les enfants, en particulier les leucémies et les tumeurs du système nerveux central…

La nécessaire bifurcation de notre modèle agricole

Comme le dit François Ruffin : « les injonctions lancées aux agriculteurs sont schizophréniques. D’un côté on leur demande de monter en gamme, de diminuer les phytosanitaires. Et de l’autre on leur demande d’être compétitifs avec les fermes-usines au Brésil et bientôt en Ukraine ! ».

Les agriculteurs doivent pouvoir vivre dignement de leur travail, nous devons tendre vers la souveraineté alimentaire, et en même temps nous devons respecter l’environnement. Pour cela, ils doivent être protégés de la concurrence sauvage et des multinationales. Il faut en finir avec l’augmentation des échanges internationaux, qui mettent en concurrence les agriculteurs du monde entier. Nous n’avons jamais autant importé et exporté de matières agricoles. Nous sommes par exemple importateurs de fruits et légumes. Le gouvernement doit appliquer en urgence la clause de sauvegarde pour empêcher toute importation agricole ne respectant pas ces règles, qui mettent en danger notre santé et représentent une concurrence déloyale.

Il faut améliorer la situation sociale des salariés et des exploitants agricoles. Il faut relever les retraites agricoles au niveau du SMIC revalorisé pour une carrière complète. Il faut aider au désendettement des agriculteurs, en créant une caisse de défaisance pour reprendre la dette agricole de celles et ceux qui s’engagent au travers d’un contrat de transition à passer au 100 % bio.

Il faut accroitre les débouchés locaux en appliquant des critères locaux à la commande publique, par exemple en s’approvisionnant à 100% en produits bio et locaux dans les cantines scolaires. C’est la meilleure façon de lutter contre l’épidémie d’obésité.

Il faut redistribuer la valeur ajoutée captée par l’industrie en instituant des prix planchers rémunérateurs pour les agriculteurs . Nous devons nous attaquer aux profits des multinationales qui enrichissent indument leurs actionnaires.

Enfin, pour bifurquer de modèle agricole, il faut changer de modèle européen. La concurrence libre et non faussée ne doit plus être l’alpha et l’oméga de nos politiques. Il faut revoir le Plan stratégique national de la PAC avec des aides à l’actif plutôt qu’à l’hectare, le doublement des aides aux petites et moyennes exploitations, le triplement des mesures agroenvironnementales et climatiques et des aides à l’installation, et le doublement des aides à la conversion à l’agriculture biologique…

Pour bifurquer de modèle agricole, nous devrons créer au moins 300 000 nouveaux emplois agricoles, ce qui nécessite de mieux subventionner l’enseignement technique agricole et éviter que les programmes ne soient dictés par les grands groupes. Il est urgent de mettre en œuvre ces solutions pour sauver à la fois nos agriculteurs et nos agroécosystèmes.

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